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La vie rousse
15 janvier 2015

Le balcon n'en était pas un mais l'expression "fumer sur le balcon" était malgré tout employée

 

pléiade

[Les explications par le contexte familial, je n'y crois pas trop. S'il fallait en choisir une quand même, ce serait celle-ci: aucun membre de ma famille n'aime ou n'admire vraiment les femmes. Il fallait bien que quelqu'un s'y mette.]



La semaine où je me le suis formulé, j'ai fait des oeufs brouillés sans savoir comment on fait des oeufs brouillés et en n'ayant manifestement qu'une idée très vague de ce que sont des oeufs brouillés. Cette nouveauté m'avait fait l'effet d'une révolution inattendue à l'époque. Il fut vite établi qu'elle ne remettait rien en cause dans les années précédentes, mais elle me chamboulait tout de même. Peut-être parce que je suis de nature assez naïve et que, vraiment, je ne sais pas bien déchiffrer l'implicite.

Ma petite révélation amoureuse a été chanceuse. J'aimais quelqu'un en particulier, la réciproque me semblait assez probable, et je n'étais pas vraiment engagée ailleurs. J'oubliai rapidement les boucles de M. (Xavier Dolan ne les aurait pas reniées), le grand et beau nez de A. (qui avait résolument un air de Doinel), et les yeux bleus de G. (qui n'avait franchement aucun charme). J'étais étonnée, un peu inquiète, mais très heureuse et rassurée par la force des certitudes.

La suite a été vraiment mignonne. Mes oeufs brouillés ratés, un concours blanc raté, un ordinateur qui se brise de façon canaille, mais nos larges sourires en mangeant des glaces au citron sur le balcon qui n'en était pas un. Le secret avait-il été décidé? S'imposait-il à cause de moi? L'avions-nous choisi pour en savourer le goût? A vrai dire, je ne sais plus si c'était vraiment un secret. En tout cas il n'a pas duré longtemps, juste le temps de redescendre un peu des nuages où il fait bon se perdre quand on a dix-huit ans. Je me souviens d'une épreuve d'anglais pour laquelle il avait été question de ne pas venir en même temps rue Saint-Jacques. Et ce matin, je sors de chez toi habillé comme hier. La rue Saint-Séverin n'était pas si loin.
Dans la salle d'examen, nous échangions quelques regards qui, à mes yeux, étaient chargés de la nature nouvelle de notre complicité. Ils me troublaient énormément.

Les jours et semaines qui suivirent, il fallut annoncer. A chaque interlocuteur un verbe différent: annoncer, avouer, informer, révéler, confier, confesser, notifier. Quel que soit le verbe, la peur.

1.
C'était sur un banc de la cour Molière (je n'y suis pas retournée depuis si longtemps, je me demande s'il y a vraiment des bancs dans cette cour) et c'était C.
J'y avais beaucoup pensé avant, j'avais pris la décision de le dire ce jour-là, à ce moment-là. Il est même probable que, pour la seule fois de ma vie, j'ai utilisé cette formule un peu angoissante "Je peux te parler?". Je ne sais pas trop de quoi j'avais peur, ce milieu ne pouvait pas vraiment admettre d'homophobie (même si je découvrais plus tard avec H., que la phobie survit dans tous les milieux). Je me souviens d'avoir été infiniment soulagée par sa réaction. Elle avait été rassurante, un brin pédagogue. J'avais besoin d'être rassurée, et qu'on me prenne un peu (par) la main. Elle s’est chargée ensuite de confirmer aux autres amis ce qu'ils avaient plus ou moins constaté - la discrétion hypokhâgneuse avait ses limites. Je me suis sentie infiniment plus légère et me suis dit que c'était la meilleure amie du monde. En conséquence, je lui ai facilement pardonné les quelques maladresses plus tard.
Ce jour-là, j'ai déjeuné d'un panini à la cafet' de Margareth (mon lycée de province n'avait même pas de distributeur automatique et je trouvais alors qu'une cafétariat dans le lycée constituait le comble du luxe). C'était l'époque où je trouvais qu'un panini fromage constituait un repas tout à fait acceptable.

2.
C'était un mail à Ae qui s'inquiétait de mon long silence dans notre correspondance et sur mon blog (celui qui n'était pas multicolore mais qui contenait de nombreuses occurrences de kiffer et anyway). J'avais été ravie qu'elle devine à moitié de quoi il retournait, "Ce sont les amours de printemps?". J'appréhendais beaucoup sa réaction et craignais que cette annonce ne mette fin au lien privilégié qu'elle m'accordait en tant que mentor-amie. Ma réponse avait été laborieuse, je me justifiais beaucoup, terriblement effrayée par les étiquettes. Déjà à cette époque, j'avais beaucoup de mal à admettre que l'identité ne soit pas une entité figée et maîtrisée.
Et puis j'ai écrit mon amoureuse est hypokhâgneuse avec plein de "e".

J'avais été ravie par sa réponse pleine de douceur et de bienveillance.


3.
La première fois que ma mère m'a posé la question, nous étions dans un mauvais café du 19e arrondissement. J'ai nié en riant (je ne sais plus si c'était un mensonge, je crois que non), elle a dit "En tout cas elle a l'air amoureuse de toi" et je me suis concentrée pour tenter de ne pas rougir, les yeux rivés sur ma tasse où flottait un sachet de thé industriel sans saveur. 
Combien de temps a duré le voyage en voiture où j'avais pris la décision de le lui annoncer? Trois heures je crois.
Je sentais mon coeur se décrocher et je voyais Paris se rapprocher inexorablement sans parvenir à prononcer les mots. J'ai répété la phrase dans ma tête vingt fois. Puis, il y a eu le périphérique, les néons dans la nuit qui commençait à tomber, et j'ai dit "Au fait...". Elle avait les sourcils froncés, elle a répondu "ben oui", elle a désapprouvé notre emménagement (alors que la version colocation l'emballait follement) tout en sachant qu'il n'était pas en son pouvoir de s'y opposer, elle s'est agacée des embouteillages.
De mon côté, j'exultais d'avoir enfin osé. Je trouvais que, malgré ses sourcils froncés, ses mouvements brusques au volant, et ses yeux qui ne croisaient pas les miens, j'avais de la chance de l'avoir pour mère. Ce soir-là, nous avons dîné de surgelés Picard, je ne me souviens plus quoi exactement, mais c'était des surgelés. 
Quelques mois après, R. était unanimement appréciée et un peu adoptée. Elle apporta de nouvelles recettes et de la douceur dans nos rapports familiaux.


4.
Je ne sais pas quand mon père l'a appris. Bien avant que je le lui dise, c'est certain.
Lorsque je l'ai informé de mon renoncement à faire une khâgne, nous nous sommes violemment disputés (alors même qu'il avait passé l'année à se désoler de mes bons résultats en sciences et de mon choix d'une filière littéraire) et il a décidé de couper les ponts. Je n'ai jamais trop su ce qui avait motivé sa réaction excessive. Etrangement, je n'éprouve plus aucune rancune, seulement une vague curiosité. Sans doute avait-il été blessé par la nonchalance avec laquelle j'exhibais mon indépendance et mon insoumission. Peut-être avait-il été fatigué par nos années de conflits et le flot de reproches continu que l'on s'adressait mutuellement. J'empruntais à ses mots leur violence et m'acharnais à ne jamais céder dans notre rapport de forces sourd. Peut-être aussi - je ne peux pas m'empêcher de l'envisager- était-ce sa réaction à ce qu'il savait déjà même si je n’avais rien dit.
Des mois après, il m'adressait à nouveau la parole mais je n’ai toujours rien dit. Pas tant par peur qu'à cause d'une réticence énorme à lui faire part de ce qui touchait à mon intimité (tout comme j'avais soigneusement tu mes amourettes adolescentes). Au fond, nous n'avions l'habitude de nous parler que pour nous affronter - par jeu ou par colère- et l'idée de lui confier autre chose me paraissait indécente.
Ce ne fut pas un secret bien gardé et il m'interrogeait régulièrement, faisait des allusions lourdes et revenait à la charge. Je niais mollement, notamment cette fois au restaurant italien où j'avais choisi un risotto aux asperges infect. Un jour, j'ai mollement admis et nous avons mangé des udon dans son appartement.

5.
A la fac de lettres je n'ai rien dit à personne. Les liens que j'y ai créés n'étaient pas très approfondis, mais on échappe difficilement aux questions de base qui permettent d'appréhender une personne dans son contexte social. Il me restait le choix entre ma coloc ou mon copain. J'ai choisi ma coloc avant de regretter, mais j'avais trop honte pour avouer mon mensonge après coup.
A la fac de droit expatriée, j'ai récidivé. Je laissais quelques indices, mais aucun ne me permit d'échapper à la présomption strictement hétérosexuelle qui, une fois formulée, me faisait l'effet d'une violence légère mais tétanisante. J'ai regretté mes gloussements à propos de Ryan Gosling (je ne sais pas quoi dire pour ma défense...l'effet Drive, assurément).  Elle est passée de coloc à l'amie qui venait souvent me voir. Ce mensonge m'a, une nouvelle fois, empêchée de préserver les liens noués sur place par la suite.
L'année suivante, auprès d'un garçon qui s'appelait Thibaut, j'ai rectifié trois fois en disant que je vivais avec ma copine alors qu'il me demandait "en colocation?". Les cacahouètes du bar où nous étions devaient être un peu vieilles et je n'y ai plus touché de la soirée. C'était le premier camarade d’université à qui je ne le cachais pas. Quelques semaines après, ses positions sans nuance sur le projet de loi sur le mariage me firent regretter ma petite avancée.
Grâce à J. je n'ai pas renoncé. Pour la première fois, il m'offrait un confort infiniment apaisant en tenant compte de cette possibilité alors que nous nous connaissions à peine. Je m'inquiétais un instant "Ce n'est pas écrit sur mon front au moins hein?" (la dure vie de la peur des étiquettes).
D'autres ont suivi avec une facilité croissante, même si le climat politique de l'année 2013 m'a poussée à me taire parfois.

6.
Aujourd'hui ce n'est toujours pas évident. C'est nouveau, il ne s'agit plus de présenter un couple - information difficilement contournable - mais une éventualité intime.
Chez le libanais où nous sommes beaucoup attablés, je sens poindre la honte à nouveau quand je m'empêche de parler de quelque chose qui impliquerait d'évoquer R. Je ne sais pas si Cl. en a parlé aux autres et je me sens bête d'espérer de façon contradictoire qu'elle l'ait fait, alors que je détesterais qu'elle considère que ce soit une information à faire circuler.
Hier soir, alors que An. m’enlace doucement quand nous dansons, je ne peux pas m’empêcher de me demander si elle aura encore ce type de geste quand elle saura.

Pour tous ces moments où ma lâcheté m’a tracassée, il me manquait un plat de petit réconfort.
Pour tous les moments où j’aurais voulu me féliciter un peu d’actes de bravoure qui n’ont - en fait- rien de courageux, il me manquait un plat de petite récompense.
Maintenant je sais: ce qu’il faut pour ces moments, c’est un bol soja-riz. C'est évidemment hyper simple et le concept est déclinable avec la plupart des ingrédients du frigo, il suffit d’adapter l’herbe fraîche et l’oignon (qu’on remplacera selon les cas par de l’échalote, voire qu’on supprimera). En gros - pour la version au boeuf - ça consiste à faire revenir des petites lamelles de boeuf très fines (comme une viande insuffisamment tendre gâche tout mon plaisir, je la passe préalablement au rouleau à pâtisserie) avec de l'oignon et du gingembre. En milieu de cuisson je verse autant de sauce soja que de mirin, plus une cuillère à café de vinaigre de riz et une de miel. Le but est d'obtenir une petite sauce pour inonder (sagement!) le riz. Fidèle à mes amours, je n'envisage pas mon bol soja-riz sans une dose raisonnable de coriandre fraîche.

 

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Commentaires
A
C'est tres touchant, ton texte.<br /> <br /> Et puis le bol de riz, miam! Pour ma part, je fais sauter du riz blanc deja cuit avec de la sauce soja (beaucoup), un oeuf en omelette tres fine decoupee en laniere, une petite saucisse chinoise decoupee en tout petits morceaux, des petits des de carottes et beaucoup de ciboule! C'est le plat de flemme de ma petite maman, et ca marche a tous les coups les jours ou le coeur n'y est pas.
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